Gestes d’écoutes, du machinal à l’intentionnalité

L’écoute machinale
Une grande partie des sons captés par nos oreilles le sont de façon inconsciente, sans leur prêter attention, comme une action qui fait tellement partie de notre quotidien, qu’elle en devient « invisible », à défaut d’être inaudible. Il nous serait d’ailleurs impossible d’être constamment en écoute « active », sur le qui-vive, situation qui deviendrait bien vite invivable.
Comme l’air que nous respirons, via le geste vital de la respiration, l’écoute se déroule en une fonction physique, nous permettant entre autre de nous repérer dans notre environnement, l’espace, et aussi le temps.
Parfois, une sources inconnue, incongrue, nouvelle, esthétiquement intéressante ou insupportable, le ressenti d’un danger potentiel, vient nous alerter et nous fait tendre l’oreille, avec la volonté de focaliser notre écoute sur un objet, un lieu, une situation.

Le(s) geste(s) de tendre l’oreille
Lorsque l’on travaille sur le paysage sonore en tant qu’objet d’étude, que source de création, nous passons, à certains moments, d’écoutant passif à celui d’écoutant ayant la ferme intention de prêter l’oreille, de porter attention, de choisir lieux, moments et sources écoutables.
Il y a donc là une intentionnalité, un geste d’écoute qui devient volontaire, conscientisé.
L’expression tendre l’oreille est d’ailleurs significative, montrant bien l’aspect physique de l’action, une gestuelle auditive et la mise en condition du corps et der l’esprit pour être un écoutant ayant une parfaite conscience de sa « captation » du monde sonore environnent.

Des choix spatio-temporels
Décider de se mettre en écoute, ou à l’écoute, d’appréhender voire de construire un paysage sonore entre nos deux oreilles, nous fait opérer des choix stratégiques.
Le lieu de l’écoute, ses ambiances, ses sources, et même des cadrages auriculaires précis, face à un torrent, au centre d’un marché, dans une ruelle étroite…
Le moment de la journée, de jour ou de nuit, entre chiens et loups, l’époque et la saison sont également des critères de choix qui participeront à entendre des ambiances et sources parfois radicalement différentes d’un moment à l’autre.
Le geste d’écoute est sciemment conceptualisé en fonction de nos objectifs, faire entendre un lieu calme, animé, des sources ciblées, telles des voix, des cloches, de l’eau…

L’affectif aidant
Nos choix sont sans doute, au-delà de leur volonté monstrative, si ce n’est démonstrative, du discours porté, de l’état des lieux, de la militance, influencés par certaines affinités auriculaires.
Ce qu’il nous plait d’entendre, il nous plaira de le faire entendre.
Le partage d’écoute, qu’il soit physique, sur le terrain, ou via un média délocalisé, retransmis, est d’autant plus fort que les sujets proposés nous tiennent à cœur, et à oreille oserais-je dire.
Pour moi, donner à entendre des cloches, des flux aquatiques, des voix humaines sur un marché… guide souvent le fait de tendre l’oreille, et la façon dont je le ferai, ou proposerai à un groupe de le faire avec moi.
La création sonore qui pourra résulter de ces écoutes, des enregistrements audio, sera forcément subjective, teintée d’affects personnels, même plus ou moins conscients.

Les postures, mettre un corps en situation d’écoutant
Toujours dans le prolongement, ou plutôt dans la concrétisation, l’incarnation du geste d’écoute, notre corps cherche les meilleurs postures pour activer une écoute optimale, autant que faire ce peut.
Immobile, en marchant, yeux fermés, allongés, l’oreille collée à, parfois à l’aide d’objets « sthéthoscopiques »… nous expérimentons moult postures, tant physiques que mentales, inspirées par la contextualisé ambiante, le réflexe du moment, la dynamique d’un groupe, la volonté d’aller vers le micro ou le macro, vers le sensationnel ou l’infra ordinaire…
Le corps et l’oreille se tendent de concert, s’adaptent, inventent, jouent, pour rendre les gestes d’écoute non seulement volontaires, mais actifs, et qui plus est passionnants dans leurs motivations et finalisations.

Aller-retour et attention
Les moments où nous sommes de « simples » entendants, qui agissent machinalement, et ceux où nous devenons des actifs écoutants ne sont pas forcément figés dans une posture immuable et cloisonnée. Les passages d’une posture à l’autre, d’une attention à une autre sont fréquents.
Les situations d’écoute nous font parfois papillonner entre une attention soutenue et une rêverie à l’humeur vagabonde.
Garder une concentration de l’oreille sur de longs moments est d’ailleurs assez difficile. Beaucoup de pédagogues en savent quelque chose, mais aussi tout auditeur, si attentif fût-il, à un concert ou à une conférence.
Bien sûr, concernant le paysage sonore, l’écoute consciente et volontaire souffre également de méconnaissance, celle parfois d’un territoire qui nous est si familier qu’il en devient invisible, et de fait inaudible, comme celle d’une pratique d’auditeur. Le geste d’écoute que je qualifierais d’environnementale est beaucoup plus rare, presque plus étrange et incompris, que celui de porter un regard et un jugement sur le paysage.
Dans le processus d’immersion, d’appropriation, et parfois d’analyse, les aller-retour entre le fait d’être entouré et celui d’observer – écouter sciemment ce qui, nous entoure, est monnaie courante.
Ce qui l’est moins, c’est le fait d’installer une écoute, de développer des gestes sensibles, dans une posture d’observateur entendeur impliqué. Être écoutant n’est pas chose simple, dans un monde de plus en plus complexe, à la limite du vertigineux, aux équilibres, y compris vitaux, de plus en plus incertains.
Le monde et ses habitants, au sens large du terme, n’appartient pas à celui qui l’écoute, mais il se révèle d’autant plus dans ses forces et fragilités, ses tensions et ses joies, si on lui porte une attention bienveillante, donc en lui tendant l’oreille.

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